Charge mentale : quand la spiritualité conduit au burn-out
L’essor de l’ésotérisme a fait naître une nouvelle injonction : il faudrait à tout prix être « alignée », « connectée », assidue dans ses rituels et méditations… En un mot, PARFAITE. Un comble, quand la spiritualité est censée libérer et émanciper. Par Cyrine Ben Romdhane
C’est un soir de Pleine Lune. Dans le ciel comme sur les réseaux sociaux, l’effervescence atteint son apogée. Les énergies sont au plus haut : cette nuit est idéale pour pratiquer la magie. Cercles de femmes, rituels de libération, tirages de cartes, méditations guidées, rechargement des pierres, purifications à la sauge… À chaque apprentie sorcière, sa méthode pour célébrer la puissance de la Lune et du féminin sacré. Certaines voient là l’occasion parfaite pour se réunir et partager leurs petits secrets. Pour d’autres, c’est le début des soucis.
D’aucunes s’inquiètent : comment faire si je suis trop fatiguée ou si je ne suis pas disponible pour recharger mes pierres ? Et quid de celles qui voulaient participer à un événement, mais qui n’ont pas pu avoir de place ? Les soirs de pleine Lune, les cours de danse intuitive, de sonothérapie ou de relaxation et mantras affichent souvent complet. Soudain, l’exercice supposé rendre la vie plus douce se transforme en pression, voir en FOMO, cette anxiété liée à la peur de manquer quelque chose.
L’ENVOL DE L’ÉSOTÉRISME ET LE TROP-PLEIN D’INFORMATIONS
Depuis le Covid, la spiritualité connaît un regain de popularité inattendu. « Avec le confinement, nos repères ont été chamboulés. Elle est devenue un refuge, un moyen de donner du sens à ce qu’on ne peut pas expliquer », souligne Isabelle Cerf, autrice de plusieurs oracles et de livres pour développer sa spiritualité. Une étude publiée début mars 2023 par l’Ifop pour AMB-USA révèle ainsi que 59 % des Français « adhèrent à au moins une croyance occulte ». Les rayons de nos librairies voient apparaître de plus en plus de grimoires, mais aussi de grigris. Problème, « Les personnes qui se lancent dans cette quête de sens en utilisant les différents supports de magie et de divination peuvent avoir tendance à se mettre la pression. C’est aussi notre devoir de leur rappeler que chacun doit aller à son rythme sans se comparer aux autres », explique Carole Smile, autrice de livres et d’oracles sur la lithothérapie.
« Aujourd’hui, certains vendent la spiritualité avec, à la clé, une promesse de libération, observe Isabelle Cerf. Ce sont des protocoles, des réponses toutes faites, des rituels à suivre au pied de la lettre. Les personnes s’investissent et investissent énormément d’argent pour réussir et trouver la solution miracle. On ne s’autorise plus à être qui on est, on n’a plus le droit d’être malheureux, on s’observe en permanence. Cette spiritualité-là est très nocive, car elle nourrit la fuite de soi en vendant de la perfection. Inconsciemment, cela ajoute une charge mentale. » Elle l’assure, « le burn-out spirituel existe ». Trop plein d’informations et de pratiques, surconsommation, ultra-connexion… « Même les tirages pour mes proches [étaient] devenus un calvaire, une épreuve, une souffrance », confie une autre praticienne, sur son compte Instagram @unregardversdemain.
Jusqu’en juin 2022, la page proposait presque un tirage par jour, et puis, du jour au lendemain, plus rien : « J’ai rangé mes cartes, mes oracles, ma baguette magique et tout le reste pendant des semaines. » Même remise en question chez Lili Barbery-Coulon. Dans le podcast « Genre de Fille », la blogueuse lifestyle confie : « On touche à des domaines, dans le yoga et la spiritualité, qui prêtent aux profs un pouvoir particulier. Moi, j’ai projeté sur des personnes qui m’accompagnaient des vertus qui n’étaient pas forcément là, humainement, parce que le discours était tellement beau, tellement inspirant que je pensais que dans leurs vies, ils incarnaient ces valeurs, et je me suis aperçue que, finalement, ce n’était pas le cas. »
EN FINIR AVEC LE BESOIN DE PERFECTION
La parole se libère désormais. « Il est important de ne pas culpabiliser les personnes qui sont dans cette forme de spiritualité, mais plutôt de s’interroger sur celles qui nourrissent ce mécanisme », avance Isabelle Cerf. Pour tenter de lutter contre la « capitalisation de la spiritualité », elle a ajouté une mise en garde développée sur trois pages dans son « Guide du lightworker » (éd. Exergue).
C’est encore trop peu. En novembre 2022, elle publie « Le Pouvoir insoupçonné de tes blessures et de tes blocages » (éd. Exergue), dans lequel elle insiste sur le fait de distinguer « la spiritualité doudou qui consiste à croire que les outils et les personnes avec qui on est en contact nous apporteront des solutions magiques et la spiritualité ancrée ou le fait de voir les concepts spirituels comme un outil nous permettant de se reconnecter à soi. » La première « n’apporte rien de bon. C’est une injonction de performance, un besoin constant de tout transcender, de refuser les émotions négatives, de toujours avancer, évoluer, trouver une porte de sortie. » Résultat ? « On s’enferme dans des schémas toxiques à différents degrés et à différentes nuances. [La spiritualité doudou] peut soulager à court terme, mais cela ne dure qu’un temps. C’est pourquoi il est de notre devoir de rappeler que la santé mentale et physique ne relève pas du miracle. »
Dans cette course effrénée au bien-être, à l’alignement de ses chakras, à la préservation de son karma, à la recherche son enfant intérieur, il n’est pas rare de voir des âmes s’égarer. En se transformant en « lubies instagrammables », les rituels et pratiques ésotériques ont peu à peu perdu de leur sacré. On veut faire plus, on veut faire mieux, on veut faire bien, on veut faire vite, on veut guérir et oublier nos blessures. C’est épuisant et culpabilisant. « La spiritualité t’aide à prendre conscience que l’outil principal pour te connaître, te découvrir et évoluer, c’est toi. […] C’est en te détachant du “je dois” et “il faut” que tu ouvres la porte à toutes tes possibilités », peut-on encore lire dans « Le Guide du lightworker ». D’où l’importance de toujours se poser les bonnes questions : pourquoi suis-je en train de faire cela ? Pourquoi en ai-je besoin ?
« Le doute est salutaire et la spiritualité ne peut rien imposer. Il faut prendre le temps de vivre, ressentir et comprendre au risque de ne pas pouvoir avancer. » Et à chaque « sœurcière » son propre rituel, à chacun sa version de l’histoire. Méditation ancrée, tarot, astrologie, numérologie, lithothérapie, pendule ou salutation à la Lune et au Soleil… Peu importe la méthode pour laquelle on opte, Isabelle Cerf le rappelle encore et toujours, « la spiritualité ne se révèle pas en lisant des livres, en interrogeant des oracles ou grâce à des objets. C’est un état d’esprit ». C’est aussi ça, la magie. Qu’il faut laisser opérer sans chercher à tout contrôler et encore moins à performer.